par Jeff Kingston, directeur d’études asiatiques à l’université Temple de Tokyo
De nombreux japonais et d’observateurs s’inquiètent de la recrudescence du nationalisme d’extrême-droite sous le Premier Ministre Shinzo Abe, soutien des extrémistes qui s’en prennent désormais aux institutions démocratiques et aux libertés civiles.
« Le révisionnisme au Japon grâce à l’encouragement si ce n’est l’implication du gouvernement Abe a réussi à contrôler la chaîne NHK, à intimider le journal Asahi Shimbun et maintenant les universités » commente Koichi Nakano, professeur de sciences politiques à l’université Sophia.
Abe a présidé le mouvement révisionniste dans sa quête de réécrire et réhabiliter le passé guerrier du Japon en Asie et suscite de ce fait la critique de la communauté internationale comme n’importe lequel autre leader national qui tenterait de modifier l’histoire de sa nation.
Début novembre l’université Hokusei Gakuen de Sapporo a renvoyé un conférencier à temps partiel, Takashi Uemura, ancien journaliste du Asahi Shimbun, cédant aux menaces de violence d’excités d’extrême-droite. L’université a rapporté avoir été inondée de lettres de menaces et d’appels téléphoniques réclamant la démission du professeur suite à ses articles controversés dans les années 90 sur les femmes de réconfort.
Ce qui avait commencé en controverse historique s’est mué en bataille politique sur l’identité nationale et les valeurs démocratiques du Japon. Nakano s’inquiète du fait que « chaque fois qu’une université cède à l’intimidation, ce ‘succès’ encourage davantage les menaces terroristes ».
Les réactionnaires affirment que l’Asahi et ses journalistes ternissent la réputation internationale du Japon mais comme l’explique l’historien Philip Seaton de l’université d’Hokkaido ce sont « les efforts d’une petite mais puissante minorité au Japon niant ses atrocités passées qui salissent son nom aux yeux de la communauté internationale ».
Mais ces réactionnaires infligent infiniment plus de dégâts de nos jours à la réputation du Japon qu’une poignée d’articles de presse parus dans les années 90. Il est scandaleux que les extrémistes dits ‘Droite d’internet’ (netto uyoku) se cachant derrière des pseudonymes et déversant leurs propos nauséabonds sur internet érodent les libertés démocratiques, censurent les vérités déplaisantes et dégradent l’image du pays.
Comme Martin Fackler du New York Times l’a récemment rapporté (le 29 octobre dernier), ces cyberactivistes ont grandement augmenté leur influence grâce au gouvernement conservateur du Premier Ministre Shinzo Abe avec qui ils partagent la volonté d’en finir avec le passé peu glorieux de l’histoire japonaise, comptant pour ce faire sur la passivité d’une société désintéressée ou trop effrayée pour réagir. M. Fackler répertorie de nombreux exemples où la Droite d’internet s’est imposée par la force.
Les cyber-terroristes japonais ressemblent aux extrémistes religieux, brandissant la menace du « châtiment divin » sous forme de bouteilles de gaz bourrées de clous. En faisant arrêter la construction de monuments aux morts repentants, en se déchaînant sur internet et effrayant les employeurs pour licencier les « indésirables », ces individus renvoient le Japon à un régime totalitaire. Comme dans les années 30, quand les ultranationalistes ont fait licencier des universitaires respectés tels Tatsukichi Minobe ou Tadao Yanaihara.
La Droite d’internet incarne le maccarthysme japonais du 21ème siècle, d’une époque où l’hystérie communiste des États-Unis a engendré une chasse aux sorcières foulant aux pieds les libertés démocratiques.
« Défendre la liberté des universités devrait être sacré » déclare M. Seaton, « le renvoi de l’ex-journaliste d’Asahi envoie le message que l’intimidation fonctionne. Cet incident pourrait être le point de départ d’un glissement vers le musèlement et le licenciement des chercheurs travaillant sur des sujets sensibles.
Andrew Horvart, ancien président du Club des Correspondants Étrangers du Japon, remarque qu’Uemura « a été pris entre deux feux sur la question des femmes de réconfort. Le but des extrémistes de droite était de saper la réputation de l’Asahi, journal libéral, et il est devenu un pion dans ce jeu. »
Pour Tomomi Tamagushi, professeur d’anthropologie à l’université d’état du Montana, Uemura est sur la liste noire de la droite depuis le milieu des années 2000 en raison de diffamation à l’égard de Tsutomu Nishioka, professeur de l’université chrétienne de Tokyo.
Satoko Norimatsu, directeur du centre de la Philosophie de la Paix basé à Vancouver, pense que l’université Hokusei elle-même est une cible à cause de sa Déclaration de Paix de 1995 qui va beaucoup plus loin que la Déclaration Murayama dans la reconnaissance de la responsabilité du Japon durant la guerre et la volonté d’expier. A l’époque le Premier Ministre Tomiichi Murayama avait condamné les agressions militaires du Japon en Asie et appelé à la fin du « nationalisme moralisateur ».
« Le régime d’Abe a clairement encouragé la mobilisation des extrémistes de droite contre les universitaires, les médias et d’autres institutions » affirme Andrew DeWit, professeur de politique publique à l’université Rikkyô. « Laisser les extrémistes intimider les universités est incompatible avec l’environnement studieux nécessaire pour que les universités japonaises deviennent des ‘super universités globales’ tel que prévu dans les Abenomics. Vous ne pouvez pas jouer sur les deux tableaux : faire de l’œil aux ultranationalistes qui s’attaquent au monde académique tout en voulant construire des institutions compétitives au niveau mondial capables d’études critiques. »
Alexis Dudden, professeur d’histoire à l’université du Connecticut, soutient que le Japon d’après 1945 a pu évoluer de part sa capacité à étudier, apprendre et enseigner dans une atmosphère ouverte. « Depuis lors, la société japonaise a prospéré grâce à cette liberté fondamentale garantie par la Constitution de 1947, » explique M. Dudden qui croit que « lui tourner le dos dégrade les capacités du Japon à mener et définir une société sûre comme celui qui plie devant des voyous et assainit l’histoire pour satisfaire des demandes politiques.
Sven Saaler, professeur d’histoire à l’université Sophia, note que « les extrémistes de droite ont toujours eu la violence à l’ordre du jour. Ils s’en sont de fait violemment pris aux journalistes, aux journaux et aux politiques. »
Mark Mullins, professeur d’études japonaises à l’université d’Auckland, prévient que les menaces extrémistes ne doivent pas être prises à la légère : « Rappelez-vous qu’en 1990 le maire de Nagazaki Hitoshi Motoshima a été abattu par des extrémistes de droite pour avoir exprimé son opinion sur l’Empereur et la responsabilité de la guerre, et de Koichi Kato, un politique modéré (du Parti libéral-démocrate) dont la maison fut incendiée en 2006 pour avoir critiqué la visite du Premier Ministre Junichiro Koizumi au temple Yasukuni. »
Saaeler entrevoit une tendance plus large. D’après lui : « Ces dernières années, les pressions des groupuscules d’extrême-droite se sont dirigées vers le cinéma, en faisant annuler la diffusion des films traitant de questions délicates au sujet de la guerre, vers les hôtels, en faisant annuler les réservations de salles de conférence pour des colloques abordant ces mêmes questions et vers les musées en faisant annuler les expositions au contenu sensible. »
Le centre de la Philosophie de la Paix de Norimatsu pense que la situation s’aggrave sous le régime d’Abe : « (Il y a eu) la diffusion de sentiments anti-Chine et anti-Corée, (et) les livres de cette sorte sont devenus des best-sellers, des démonstrations de haine, des attaques de l’Histoire par des leaders nationaux tombant goutte à goutte sur le grand public, l’arrachage des pages d’exemplaires du journal d’Anne Frank, la dissimulation de ‘Gen d’Hiroshima’ dans les bibliothèques scolaires, l’attaque de tentes de protestation à Okinawa et des tentes d’anti-nucléaires à Tokyo, le refus par des lieux publics de louer de l’espace aux groupes qui discutent de la Constitution ou aux mouvements anti-nucléaires. » énumère-t-elle.
Parmi ce courant de droite, M. Mullins s’inquiète pour « la liberté d’enseignement – et plus largement pour la liberté d’expression – clairement menacées ce qui est une préoccupation légitime pour ceux qui se soucient de l’avenir de la démocratie au Japon. »
Nakano de l’université Sophia regrette qu’Abe exacerbe la situation : « Quand un important principe de la démocratie libérale est attaqué, le gouvernement se doit de jouer un rôle actif pour condamner les attaques de la manière la plus ferme. » mais à l’inverse il attise le feu.
D’après M. Saaler « la situation peut être comparée à la République de Weimar, où les autorités ont fermé les yeux sur les activités de l’extrême-droite et ont laissé leurs exactions en grande partie impunies ».
Nous sommes tout de même loin de tomber dans l’abysse nazi mais l’indulgence du gouvernement à l’égard de l’intolérance et du vandalisme est une injure à un État de Droit et aux principes démocratiques dont le Japon se revendique.
Source : Japan times || Images : Shutterstock.com
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