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par
Actualité Japon
Comme les pèlerins de Saint-Jacques, ces «henro» bouddhistes parcourent un chemin de 1400 kilomètres. Avec bâton et sac à dos, ils effectuent trente kilomètres par jour. Alix de Saint-André* les a rencontrés à Shikoku, la plus petite des quatre grandes îles de l’archipel japonais.
«Pourquoi les pèlerins de Shikoku s’habillent-ils en blanc, honorable guide (o sendatsu san)?
– Parce que c’est la couleur de la mort, honorable pèlerine (o henro san) ; le pèlerin s’habille comme un cadavre pour montrer qu’il est prêt à mourir…»
Le périple qui attend depuis mille deux cents ans les disciples de Kûkai (774-835), moine fondateur du bouddhisme shingon, au Japon, n’a rien à envier à celui des pèlerins qui marchent vers la tombe de saint Jacques en Espagne: 1400 km à pied pour relier 88 temples en faisant le tour de l’île dans le sens des aiguilles d’une montre…
Comme par hasard, le premier Français à s’y être risqué est un ancien de Santiago de Compostela, Léo Gantelet ; il a intitulé son témoignage: Shikoku, le Compostelle japonais. Dont acte.
Tomio Ikeda, bonze et chauffeur de taxi, notre guide, porte la panoplie intégrale du pèlerin, en vente au premier temple. Devant la boutique, deux mannequins, un homme et une femme, exposent tous les accessoires pour transformer un randonneur en pèlerin: un chapeau de paille pointu, une veste blanche, un rosaire, une clochette, un sac pour contenir le carnet à tampons, une étole et un bâton. Seules les baskets blanches sont contemporaines. Mais rien n’est obligatoire.
Le bâton n’est pas n’importe quel bourdon de bois. Calligraphié d’une phrase: «Les deux vont ensemble», il symbolise Kûkai qui enseignait qu’on pouvait devenir bouddha dans cette vie et avec ce corps. Il va accompagner et protéger partout le pèlerin.
Très léger, même pas ferré, il doit être traité avec soin. On ne l’utilise jamais sur un pont, en mémoire de la nuit que le saint homme passa dessous, au temple de Toyaga-hashi, et qui valait pour lui dix nuits de souffrance. On y accroche une clochette pour chasser les mauvais esprits.
Le chapelet comporte 108 grains: le nombre des passions dont l’homme doit se débarrasser. On le tient entre les mains jointes sans l’égrener pour réciter ou chanter le Sûtra du Cœur, 262 caractères qui constituent, d’après Jean-Noël Robert, professeur au Collège de France, «à la fois le Credo et le Notre Père du bouddhisme du Grand Véhicule». C’est l’hymne de Shikoku.
Même traduit, personne n’a jamais pu me l’expliquer. D’après notre guide, qui fait partie du lot, ça n’a aucune importance. Sa récitation est bénéfique en elle-même.
Le premier temple, Ryozen-ji (Montagne sacrée), dans la préfecture de Tokushima, est à l’image de tous les autres. A l’entrée: celle que Malraux appelait la «déesse» Kannon, qui est le bodhisattva de la miséricorde, l’un de ces êtres dont la perfection mérite le nirvana, mais qui choisissent de rester sur terre pour aider les gens.
Et de nombreuses statues de Jizo, facile à reconnaître: son crâne rasé est toujours coiffé d’un bonnet rouge en tissu. Il porte aussi des bavoirs et des vêtements de bébé, que lui offrent les parents d’enfants morts, pour qu’il veille sur leurs âmes, et les aide à atteindre le paradis…
L’étiquette est toujours la même: s’incliner profondément devant la porte d’entrée gardée par deux statues de démons grimaçants. A l’intérieur, commencer par se purifier les mains et la bouche à la fontaine.
Faire sonner la cloche pour convoquer les divinités. Se diriger vers le temple principal, le Hondo, dédié à Bouddha, s’incliner, déposer le papier portant son nom et sa prière dans l’urne, allumer une bougie ou de l’encens, laisser de la monnaie, et réciter un sûtra en joignant les mains. Recommencer la même opération devant le daishido, dédié à Kûkai.
Il est très mal élevé de se laver dans son bain
A la fin, comme les pèlerins de Compostelle font tamponner leur crédentiale, ceux de Shikoku font viser leur épais livre de pèlerinage au bureau: une calligraphie noire et trois sceaux rouges à la page du temple visité. C’est très beau ; ça coûte 300 yens.
Comme notre sendatsu a fait le pèlerinage plus de 100 fois, à force, la signature initiale a disparu sous le vermillon poudreux des tampons…
Et voici notre pèlerin sur la route. Un enchantement. Comme la Corse, Shikoku est une montagne dans la mer. Près du littoral se serre une mosaïque de maisons traditionnelles, au minuscule jardin d’arbres sculptés en nuage selon l’art topiaire millénaire, et le henro traverse des champs de plaqueminiers tachés de leurs kakis orange, des rizières défendues par des épouvantails (kakashi) en forme de manifestant, puis il longe des gares, des cimetières gris, des garages, des usines, des cours de récré: le moindre espace plat est occupé.
Et dès qu’on monte, la nature reprend ses droits. Erables rouges, ginkgos dorés, arbres à laque rouges et ormes jaunes flamboient de toutes leurs feuilles entre sapins, cyprès et mystiques cryptomères, chers à Claudel quand il était ambassadeur au Japon. Dans les tournants, de petites chapelles dédiées à Fudo Myoo, divinité colérique, qui fait la gueule mais qui a un bon fond…
Anraku-ji est le premier des dix temples à proposer un hébergement aux pèlerins. Il accueille pour l’heure un groupe de Coréens, sous la houlette de Kim Hyo-sun, véritable professionnelle du pèlerinage, qui a fait huit fois le chemin de Saint-Jacques avant de découvrir et d’adopter Shikoku…
Si le pèlerin de Compostelle prend des douches, celui de Shikoku découvre les bains. Les hôtels traditionnels, comme les auberges de pèlerins, disposent de salles de bains collectifs (une pour les hommes et une pour les femmes) alimentés à l’eau de source.
Parmi les malentendus culturels, signalons qu’il n’y a rien de plus impoli que de se laver dans son bain, c’est dégoûtant. On se déshabille entièrement avant d’entrer dans la pièce pour aller se laver le long des murs, où sont disposés des robinets avec de petits tabourets et des bassines.
Une fois bien rincé, on peut mijoter dans la grande cuve centrale débordant de cette eau très chaude et délicieuse dont Shikoku est prodigue.
La route du pèlerinage traverse Dogo, le plus ancien établissement thermal du Japon, classé au patrimoine national: une pure merveille.
A deux pas du temple 50 Hanta-ji, à Matsuyama, où un couple américano-nippon, Matthew et Noriko Iannarone, a installé sa Sen Guesthouse. Comme par hasard, Matthew est aussi un ancien du chemin de Saint-Jacques…
Avant le réconfort, l’effort. Les choses s’épicent à partir du temple 12 Shôzan-ji (Montagne brûlée). Il n’est qu’à 800 mètres de hauteur, mais la montée a l’air rude à en juger par la tête du jeune homme qui vient faire tamponner son carnet, Hito Kawagoe, 26 ans, au crâne rasé. Il a été licencié parce qu’il se disputait avec un collègue, alors il marche pour réfléchir. Et confirme: ça grimpe sec dans la forêt.
D’autres, tout de blanc vêtus, avec bâton, clochette, chapelet enroulé au poignet et sac à dos, filent dans un tintement de sonnailles. Etsuro Matsura, sa femme Atsuko et sa belle-sœur marchent trois ou quatre jours par an depuis dix ans. L’équipe n’est pas forcément la même: le mari a décidé de suivre depuis qu’il est à la retraite. Ils portent un filet de mandarines (mikan): des cadeaux faits aux pèlerins (osettai) par la population. Ça ne se refuse pas.
On rencontre de plus en plus des pèlerins de 20 ans
Un couple âgé marche pour soigner les rhumatismes de leur fille, qui travaille dans le Shinkansen, le TGV nippon. L’année dernière, ils ont fait les temples 1 à 21, là ils vont faire de 22 à 35: «Elle va déjà mieux, regardez!»
Un original habillé tout en noir, Matthew, barbe et sac à dos, à son huitième jour de pèlerinage: il n’a pas d’argent pour s’acheter la tenue. New-Yorkais travaillant au Japon, il alterne la marche et le stop quand il pleut, à raison de 35 km par jour. Les gens l’identifient quand même comme pèlerin à cause de son sac à dos et de sa veste. Souvent, ils le logent, le véhiculent, et une vieille dame vient de lui donner un billet: un osettai.
Ce devoir religieux d’assistance aux pèlerins peut aller très loin. Yasuo Miyoshi, habitant de Shikoku à la retraite, repère le henro âgé ou en difficulté pour l’accompagner. «On devient facilement amis en marchant dans la montagne», dit-il. L’amitié est aussi l’un des fruits et des moteurs de Compostelle…
«Ici, les pèlerins peuvent se perdre sans danger à la recherche d’une vérité profonde», explique Washu Ebizuka, le maître supérieur de Chikurin-ji, le temple 31, laissant sa classe d’étudiants en histoire de l’art de l’université de Koshi s’exercer à dater des mandalas étalés sur le sol dans le dojo de bois.
Mince, cheveux courts, petites lunettes, fort élégant, il a entendu parler de Compostelle: «Les deux chemins partagent une très longue histoire et une tradition religieuse. On pourrait les jumeler. Mais ici, c’est un pèlerinage qui tourne…» Je dessine du doigt un rond en l’air ; il sourit: «Il ne tourne pas en rond ; il monte en colimaçon, le pèlerin s’élève… Le corps est un point de départ qui permet d’assimiler les vertus et de s’élever.
Le bouddhisme est une religion où Dieu est en toute chose. Tous les êtres humains peuvent devenir bouddha, leur bouddhéité existe en eux – mais pas seulement les êtres humains: dans toute la nature existe une possibilité de bouddhéité ; l’eau, les plantes, la terre sont égaux en vie. Il n’y a pas de différence. Un jardin japonais est une prière.»
En Orient, le temps tourne en cycles, sans origine ni fin. Mais pas à Compostelle, où règne un autre Dieu…
Dans la famille de Takayoshi Mizuno, même le chien Potti porte une tenue de pèlerin sur le dos pour arpenter les lieux sacrés. Ça ne choque personne. Potti serait-il bouddha? Son maître m’assure qu’il est beaucoup plus sage qu’avant de partir, en tout cas…
Si les pèlerins n’arrêtent pas de recommencer le pèlerinage, ils ont toutes sortes de façons de s’y prendre: par régions, par saisons, à pied, en autocar, à vélo, en moto, et même, le plus difficile: à l’envers.
Toutes sont valables. Les touristes du dimanche, qui envahissent les temples par grappes sans avoir fait le moindre effort, reçoivent aussi des repas de nouilles gratuits, offerts par des associations de restaurateurs…
Ils comprennent qu’il faut prier pour les autres
Shukô Yoshihawâ, le supérieur du Reijo Kai (conseil de sites sacrés de Shikoku), faisait partie de la délégation qui a accueilli l’ambassadeur d’Espagne au Japon: Compostelle, il connaît. «C’est la douleur qui met en chemin. Les gens partent en pèlerinage parce qu’ils souffrent. Au départ, ils font des vœux personnels, mais plus ils avancent, plus ils comprennent qu’il faut prier pour les autres. Grâce à l’accueil reçu, aux osettai, ils découvrent qu’il faut vivre pour autrui. Ils se séparent de leur égoïsme. Même les touristes peuvent découvrir la spiritualité et les Occidentaux l’esprit d’accueil des Japonais, qui sont des gens très chaleureux.»
Comme les Espagnols disent que, quand ils sont perdus, l’apôtre leur envoie toujours quelqu’un, ceux de Shikoku disent simplement: «Kûkai m’a aidé.»
Dans le soleil couchant, Ian Mansfield, de Virginie, jeune Américain blond bouclé de 22 ans au sourire d’ange, pose son énorme sac de 17 kilos.
Les pieds et le dos brisés, mais souriant du bonheur de l’extrême fatigue, il est arrivé au dernier temple. Il égrène les petites leçons des grandes routes: «Il suffit de pas grand-chose, quelques mandarines, pour repartir du fond du gouffre». Déjà, il rêve de revenir.
* Journaliste, écrivain et pèlerine multirécidiviste de Saint-Jacques, Alix de Saint-André a parcouru trois fois le chemin de Compostelle. De cette aventure humaine, elle a tiré un récit espiègle et spirituel: En avant, route! (Folio). Son dernier livre Garde tes larmes pour plus tard (Gallimard 2013) est une enquête sur Françoise Giroud.
Source: Le figaro
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