La mairie de Tokyo se félicite de la baisse record du nombre de sdf mais les analystes et les sans-abri ne sont pas du même avis.
Minoru Ebata réside dans le quartier chic de Shinjuku à Tokyo. L’homme de 64 ans dort sur un lit de fortune sur le trottoir de Koen Dori, sous un pont piéton fréquenté qui le protège lui et ses maigres possessions de la fraiche bruine automnale.
« C’est plus délicat quand il pleut » concède-t-il après deux ans passés à vivre dehors. Quelques mètres plus loin sous un autre pont, un autre sans-abri, Kazuo Oka, qui se fait 3 000 yen par jour (environ 22€) en collectant des boites de conserve recyclables et qui est fier des diners qu’il se cuisine sur un fourneau portable.
L’homme affable de 70 ans sourit aux passants mais son visage se renferme lorsqu’on aborde la question de l’aide gouvernementale. « Il n’y a pas assez d’aides, déclare-t-il, parce que nous sommes vieux le gouvernement ne veut pas nous aider à trouver un emploi. »
Un récent rapport de la municipalité révélait que la population de sans-abri à Tokyo avait atteint un niveau historiquement bas. Le titre donnait une image rassurante du pays qui se relevait après deux décennies de stagflation économique.
Mais des critiques se sont élevées pour dénoncer un rapport incomplet, trompeur et qui refuse de voir une population en proie à une disparité économique croissante, une main d’œuvre bon marché exploitée et soumise aux aléas de la violence de rue.
« Cette annonce me laisse septique » confesse Jeff Kingston, directeur d’études asiatiques à l’université Temple de Tokyo, « que tout d’un coup la situation devienne plus rose m’alerte quelque peu. »
SDF volontaires ?
Le rapport a mis en avant la gravité du phénomène des sans-abri, problème qui était pratiquement inconnu jusqu’à l’explosion de la bulle économique au début des années 90 et la montée soudaine du chômage.
Le gouverneur de Tokyo Yoichi Masuzoe a confié lors d’une interview que la question des sans-abri est complexe, et qu’y interviennent de multiples facteurs comme le chômage : « Mais les efforts du gouvernement pour aider les chômeurs à retrouver un emploi sont souvent infructueux, déplore-t-il, et avec des aides sociales telles les distributions de repas gratuits pour les plus pauvres il y a la tentation de devenir sdf volontairement.».
Il ajoute aussi : « On peut proposer de nombreuses offres d’emploi, d’hébergement mais ils répondent ‘non, je préfère rester là’ et ils ne viennent pas. »
Les associations à but non lucratif qui rencontrent directement les sans-abri tokyoïtes n’arrivent pas à savoir si leur nombre diminue ou pas. « Nous ne pensons pas que leur nombre a diminué radicalement » affirme Miku Sano, directeur général du journal destiné aux sans-abri ‘The Big Issue Japan’. « Je ne pense pas que les chiffres [du rapport] reflètent la réalité. »
Charles E Mc Jilton, directeur exécutif de la banque alimentaire ‘Second Harvest Japan’ pense que le nombre de sdf présents à Tokyo a baissé, mais regrette que ces chiffres ne prennent pas en compte la pauvreté au sens large et l’insécurité économique. « Il y a toujours eu ce malentendu dans les médias que la pauvreté au Japon est incarnée par les sans-abri. » explique-t-il.
Le rapport, commandé par le gouvernement de Tokyo, révèle que la population de sans-abri de la ville a atteint un record à la baisse en août dernier, de 1 697 sdf contre 1877 l’année dernière. Ce chiffre est comparé au triste record de 6 731 individus sans-abri de 2004.
Les efforts du gouvernement comprenant de l’aide au logement, des conseils pour l’emploi, des formations et du coaching ont contribué à faire baisser le nombre de sdf pour Hiroshi Ito, du Bureau des Affaires sociales et de la Santé publique du gouvernement.
Le rapport a été construit sur les déclarations d’employés de la ville que l’on a interrogés sur le nombre de sdf qu’ils ont rencontrés en l’espace d’un jour en août, dans des parcs publics, les rues et les berges, explique M. Ito, les sdf n’ont pas été questionnés individuellement pour confirmer leur statut de sans-abri, précise-t-il.
« De plus en plus de personnes se retrouvent dans une situation délicate en raison de la situation économique changeante. » Jeff Kingston, université Temple, Japon
Situation critique
Le rapport n’a pas pris en compte les personnes sans domicile fixe qui peuvent passer la nuit dans les cybercafés, les fast-food ou leur voiture, ce que M. Ito reconnait volontiers, ajoutant qu’il n’a aucune idée du nombre de personnes concernées.
Pour Tom Gill, professeur d’anthropologie sociale à l’université Meiji Gakuin qui a écrit sur les conditions de vie des classes inférieures dans le Japon urbain : « La vérité est fort différente de celle que le gouvernement expose, peut-être le double de sdf en réalité mais on ne peut pas en être sûr. »
Au Japon la définition de sdf n’inclut pas des groupes de personnes qui seraient comptés comme tels dans d’autres pays, d’après M. Gill. Il y a assez peu de sans-abri qui souffrent d’addiction à la drogue puisque les drogues illégales sont difficiles à se procurer au Japon ; il y a peu ou pas de vétérans de l’armée car depuis la fin de le Seconde Guerre Mondiale le Japon ne s’est pas engagé dans des opérations militaires d’envergure ; et de nombreuses personnes qui souffrent de maladies mentales sont internées, décrit-il.
M. Gill admet une tendance à la baisse de la population de sdf de Tokyo mais un problème plus grave touche le nombre croissant de personnes dans une situation critique. « Vous pouvez affirmer que c’est une mauvaise chose que de plus en plus de gens aient besoin d’aide pour subsister » reconnait-il.
De nombreux japonais en difficulté reçoivent de l’aide grâce à la loi de protection sociale – seikatsu hogo – qui garantit un niveau de vie minimum. Le problème, pour M. Gill, est le nombre sans cesse croissant de demandes pour bénéficier de cette aide sociale généreuse, et son impact négatif sur la dette nationale, la plus importante des pays développés.
Une baisse avérée du nombre de personnes dormant dehors masque la hausse de la précarité parmi les travailleurs qui n’ont pas un travail à temps complet ou la sécurité de l’emploi déclare M. Kingston de l’université Temple de Tokyo. Le pourcentage de travailleurs précaires dans la population active japonaise a bondi de 15% à la fin des années 80 à 38% de nos jours, assène-t-il encore.
« Peut-être qu’ils ne sont pas visibles à Tokyo mais cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas » insiste M. Kingston. « En fait de plus en plus de personnes se retrouvent dans une situation délicate en raison de la situation économique changeante. »
Cela empire
Kingston compare le comptage des sans-abri au « jeu de la taupe, vous l’éliminez de Tokyo et cela ressurgit dans ses environs. » Cette opinion est partagée par un sans-abri installé dans une zone piétonne à proximité de la station Ueno. L’homme de 61 ans qui a demandé à garder l’anonymat, a déclaré : « Les gens bougent et se déplacent dans le voisinage, mais ils sont toujours là. Je ne pense pas que quoi que soit ait changé, si ce n’est en pire. »
Un certain nombre de facteurs culturels sont en jeu dont une certaine répugnance des employeurs à embaucher des hommes célibataires ou âgés. Un autre est la croyance traditionnelle du rôle de la famille dans l’épanouissement personnel, énonce Yoshihiro Okamoto de l’Ecole des Affaires et Politiques Publiques à l’université de Chukyo de Nagoya.
Quelques sans-abri de Tokyo ont été la cible d’attaques par des gangs de jeunes au cours de l’année passée. D’après des journalistes de la chaîne NHK, une enquête menée auprès de 300 sdf de Tokyo a révélé que 40% d’entre eux avaient été agressés par des jeunes membres de gangs. En décembre dernier l’agence Reuters a rapporté que des sdf japonais avaient été recrutés vraisemblablement sur ordre de la mafia pour effectuer des travaux mal payés de décontamination des zones irradiées suite à la catastrophe de Fukushima.
Avec une majeure partie de la population sdf du Japon composée d’hommes âgés, la rude concurrence pour obtenir un emploi à la journée contre des travailleurs plus jeunes en a poussé certains à se résigner à vivre dehors et à récupérer des boites de conserve recyclables pour le reste de leur vie.
Un ancien ouvrier du bâtiment dans les 60 ans, assis sur une pile de cartons à la sortie de la station Ueno, commente en observant ses voisins sans-abri sur le trottoir : « C’est dur, mais il n’y a rien que nous puissions y faire. »
Source : Al Jazeera / Tom Benner / Sneha Bhavaraju/ Toshikazu Aizawa || Images : Al Jazeera
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